« And the colored girls say… »
Il est des morceaux qui ne s’écoutent pas seulement : ils s’infusent. Comme un polaroïd sonore d’une époque révolue, Walk on the Wild Side de Lou Reed est à la fois un manifeste poétique, un documentaire urbain et une ode à la marginalité. Sorti en 1972 sur l’album Transformer, le morceau a traversé le temps avec la grâce d’un chat errant, traînant dans les ruelles d’un New York interlope, libre et décadent.
Produit par David Bowie et Mick Ronson, Transformer est un album charnière, celui où Lou Reed quitte l’ombre du Velvet Underground pour embrasser une carrière solo qui ne fera que brouiller davantage les lignes entre rock, art et provocation. Et dans cet écrin glam-rock aux contours androgynes, Walk on the Wild Side se détache comme un poème parlé, presque murmuré, posé sur une basse feutrée devenue légendaire.
Basse de velours, paroles de bitume
L’entrée du morceau est déjà iconique : une ligne de basse en glissando, signée Herbie Flowers, jouée en doublage contrebasse/basse électrique. Simple en apparence, mais d’une élégance rare, elle glisse comme une Cadillac dans Harlem au coucher du soleil. Puis la voix de Lou Reed s’avance, nonchalante, à la fois observatrice et complice, pour raconter cinq portraits croisés de marginaux issus de la Factory d’Andy Warhol : Holly, Candy, Little Joe, Sugar Plum Fairy et Jackie.
Ils sont transgenres, travailleurs du sexe, camés ou rêveurs paumés — et surtout libres. Reed ne juge pas. Il raconte. Il célèbre. Il immortalise. Dans cette Amérique puritaine post-Woodstock, Lou Reed prend à bras le corps ceux que l’on cache, et les érige en héros poétiques d’un monde parallèle.
“Holly came from Miami F-L-A / Hitchhiked her way across the U.S.A…”
Chaque couplet est une vignette. Une scène de film. Une strophe d’un recueil interdit. On y devine la beat generation, Kerouac en fond, Ginsberg dans les ruelles. Mais ici, la route est urbaine, asphaltée de désirs troubles et de paillettes défraichies.
Glamour, grisaille et génie
Si le ton est doux, le propos est radical. En 1972, parler de fellation (« giving head ») à la radio, même avec le sourire, relève de l’acte politique. Et pourtant, Walk on the Wild Side passe entre les mailles de la censure, sans doute parce que sa musicalité est trop élégante, trop détachée pour alerter les puritains. Le morceau devient un tube. Lou Reed, ce poète cynique et cabossé, entre sans y croire dans les charts. Une ironie qu’il portera toute sa vie, avec son air de ne jamais se soucier de plaire.
Les chœurs féminins — “doo doo doo, doo doo doo doo…” — ajoutent une touche de surréalisme. Interprétés par Thunderthighs, ils agissent comme un chœur grec urbain, adoucissant le propos tout en l’ancrant dans une sensualité presque hypnotique.
Un morceau culte, une rue sans fin
La réception critique est dithyrambique, même si le scandale gronde à demi-mot. Walk on the Wild Side devient un classique instantané, repris, samplé, étudié, mais jamais égalé. Il influencera tout un pan du songwriting moderne, de Morrissey à Beck, de Bowie à The Streets. En 1990, A Tribe Called Quest en fera le cœur de leur Can I Kick It?, preuve que la rue continue de parler, génération après génération.
Mais au-delà de l’influence musicale, c’est une certaine idée de l’altérité que Reed a gravée dans le vinyle. Une idée d’amour sans frontière, de liberté radicale, de beauté dans la marge.
Sur la route des âmes libres
Walk on the Wild Side est une fenêtre entrouverte sur un monde parallèle, vibrant et fragile. Lou Reed y est à la fois le témoin, le passeur et le poète. Il donne la parole à ceux que l’histoire oublie, sans pathos ni didactisme.
À écouter au crépuscule, casque vissé sur les oreilles, en marchant dans une ville étrangère, le regard perdu entre les néons et les ombres.
Recommandations si vous avez aimé ce morceau :
– Perfect Day – Lou Reed (même album, autre miracle)
– The Jean Genie – David Bowie
– Venus in Furs – The Velvet Underground
– Walk on the Wild Side (Can I Kick It? sample) – A Tribe Called Quest
– The Ballad of Lucy Jordan – Marianne Faithfull