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Nirvana – « Aneurysm » (1990)

Contexte : Nirvana à la croisée des nerfs

« Aneurysm » n’est pas née pour briller en première ligne. Elle est l’enfant caché d’une époque troublée, une face B rejetée des projecteurs mais qui, paradoxalement, condense l’essence même de Nirvana : l’ambiguïté émotionnelle, la violence contenue, la beauté déformée. Composée en 1990, enregistrée pour la BBC, puis réenregistrée pour figurer en face B du single Smells Like Teen Spirit en 1991, elle prend sa forme la plus définitive sur la compilation Incesticide en 1992.

C’est aussi une chanson marquée par l’intime. Kurt Cobain, alors fraîchement séparé de Tobi Vail (membre de Bikini Kill), canalise ici une frustration amoureuse et existentielle. Une colère qui n’a rien de spectaculaire : elle suinte, elle pulse, elle empoisonne de l’intérieur. À l’image de l’anévrisme, ce mot médical choisi comme titre, la tension est invisible, souterraine, jusqu’à la rupture.


Structure sonore : implosion contrôlée

L’introduction est presque trompeuse : une basse lancinante, glissante, serpentant comme un murmure toxique. Krist Novoselic, jamais aussi central que dans ce morceau, pose les fondations d’un espace trouble. Puis la guitare de Cobain surgit, saturée, brouillée, lardée d’un delay discret. On n’entre pas dans la chanson : on est aspiré.

Dave Grohl n’envoie pas de feu d’artifice. Il bâtit une architecture rythmique précise, presque militaire dans sa sécheresse, mais qui ne cesse de se tendre, de se désaxer. Sa frappe sur les toms — notamment dans les cassures du refrain — évoque une panique contenue, une respiration haletante qui tourne à la suffocation.

Le riff principal, cyclique et brut, est à la fois immédiat et dérangeant. Il martèle, il obsède. Il rappelle les Stooges dans leur nudité sauvage, mais aussi les constructions répétitives d’un Suicide ou d’un Neu! passés à la moulinette grunge.

Sur le plan de la production, deux versions cohabitent dans la mémoire collective. La première, captée pour la BBC avec Dale Griffin en 1990, est sèche, frontale, presque live. L’autre, de 1991, plus noyée dans la reverb et la saturation, offre un ressenti plus étouffant, presque claustrophobe. Sur Incesticide, la tension est palpable dans chaque silence entre deux frappes.


Paroles : sarcasme et convulsions sentimentales

« Come on over and do the twist. »
Ce refrain, répété comme un mantra cynique, évoque à la fois l’appel à une danse grotesque et la torsion du corps sous une douleur physique. L’ironie y est totale, mais jamais gratuite. Cobain transforme une image pop naïve — celle du twist, symbole d’une insouciance des années 60 — en une contorsion morbide.

« She keeps it pumpin’ straight to my heart. »
La ligne la plus explicite, et peut-être la plus douloureuse. C’est une déclaration d’addiction émotionnelle : ce « elle » n’est pas un simple objet d’amour, mais une perfusion. Elle alimente, elle maintient en vie — ou elle détruit, par trop-plein.

Les paroles dans leur ensemble hésitent entre le cryptique et le grotesque. Comme souvent chez Cobain, elles sont un miroir brisé : chaque fragment reflète une émotion pure, mais déformée. Le nonsense apparent camoufle une lucidité crue sur la dépendance affective, la haine de soi, et la tentation d’abandon.


Sur scène : un exutoire final

En live, « Aneurysm » est souvent jouée en clôture, comme un exorcisme. Le groupe y donne tout, comme s’il fallait expulser chaque once de tension avant de quitter la scène. L’interprétation captée dans Live! Tonight! Sold Out!! est l’une des plus emblématiques : Cobain, à genoux, hurle à s’en rompre les cordes vocales, Grohl fracasse ses fûts avec une rage blanche, et Novoselic, impassible, continue d’envoyer sa basse comme un poison lent.

C’est un moment où Nirvana transcende la chanson. « Aneurysm » devient rituel, transe, déflagration. Chaque note semble vouloir dire : « regarde ce que tu m’as fait ».


Réception : culte souterrain

« Aneurysm » n’a jamais été un single, ni un morceau de premier plan dans les classements. Pourtant, les fans la citent régulièrement comme l’un des titres les plus puissants du groupe. Sur RateYourMusic, elle figure parmi les morceaux les mieux notés de Nirvana. Pitchfork en fera un éloge discret, soulignant sa puissance émotionnelle brute, sa « violence raffinée ».

Sur Incesticide, elle agit comme un cœur noir battant au milieu d’un patchwork de démos, de raretés et de bizarreries. Elle donne à l’album une cohérence émotionnelle inattendue, une gravité qui ancre le reste.


Un cœur qui bat trop fort

« Aneurysm » n’est pas un tube. C’est une implosion. Une chanson qui s’écoute comme on lit une lettre jamais envoyée. Elle incarne le Nirvana brut, sans filtre, celui des nerfs à vif et des douleurs sans nom. Elle n’a pas besoin de mélodie accrocheuse ni de refrain radiophonique. Elle est ce cri sous la peau, cette pulsation anormale qu’on sent dans la tempe quand tout menace d’éclater.

Pour qui veut comprendre la tension entre sarcasme et vulnérabilité qui fait l’âme de Nirvana, « Aneurysm » est un passage obligé. Et pour qui a déjà aimé trop fort, trop mal, elle reste un miroir insidieux.

À écouter en parallèle :

  • Touch Me I’m Sick – Mudhoney
  • Your Pretty Face Is Going to Hell – The Stooges
  • Negative Creep – Nirvana
  • TV Eye – Iggy & The Stooges
  • Blew – Nirvana

« Aneurysm » en concert : quand Nirvana joue avec l’implosion


Il y a des chansons qui prennent leur sens sur disque, d’autres qui s’incarnent pleinement sur scène. « Aneurysm » est de celles-là. Taillée pour la scène comme une suture qui ne tient plus, elle est l’un des morceaux live les plus viscéraux de Nirvana. À la croisée de la transe et de la dévastation, chaque interprétation est une décharge nerveuse, une catharsis collective où la douleur devient spectacle, puis rituel.


L’énergie du chaos : une structure en ruine maîtrisée

Ce qui frappe en premier lieu dans les performances live de « Aneurysm », c’est l’impression d’un équilibre fragile, constamment sur le point de se rompre. Le morceau, déjà tendu sur album, devient une masse mouvante et imprévisible en concert. Le riff d’intro est souvent plus lent, plus sale, avec une basse plus en avant et une guitare encore plus abrasive. On sent que rien n’est figé, que tout peut basculer.

Krist Novoselic joue avec une gravité presque stoïque, tandis que Dave Grohl explose derrière ses fûts. Sa frappe live est moins clinique, plus rugueuse que sur disque : chaque coup de caisse claire semble vouloir écraser le temps. Quant à Kurt Cobain, il oscille entre torpeur narcoleptique et électrochoc hurlé, entre murmure sarcastique et hurlement possédé. Il module à peine les lignes vocales : il les expulse, les crache.

Le refrain — « Come on over, and do the twist » — prend une dimension incantatoire. Il est hurlé au public, martelé comme une gifle. Ce n’est plus une chanson : c’est un appel à la convulsion collective.

La scène comme révélateur

Sur scène, « Aneurysm » n’est jamais jouée de la même manière. Parfois plus lente, plus rampante, parfois ultra-speed comme une course contre l’apoplexie. Mais elle garde toujours une intensité rare. Plus qu’un morceau, elle devient une méthode de destruction. Nirvana ne la joue pas pour plaire. Ils la jouent pour évacuer. Pour saigner ensemble.

C’est aussi un morceau de contact : entre Cobain et le public, entre le corps et le son, entre la fragilité et la rage. Un espace de vérité où la douleur se transforme en cri partagé.


Un exutoire scénique, pas un simple titre

« Aneurysm », en live, c’est Nirvana mis à nu. Le groupe dans sa forme la plus instable, la plus animale, la plus essentielle. Chaque performance est une preuve que la musique peut être plus qu’un enregistrement : elle peut être une faille ouverte, un spasme collectif, un instant de lucidité brutale.


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